Avec l’accord de Gilles, je vous retransmets son message de vœux, qu’il avait posté sur sa page communauté de facebook adressé aux amis et compagnons de route…
Chaque nouvelle année nous signale l’inexorable écoulement du temps. Le temps, celui en fait de notre existence, de cette existence-ci, tant il est vrai, comme le dit un mystique, que ce n’est pas le temps qui passe, c’est moi.
Le temps, donc, passe, ou plutôt nous passons dans le temps et une seule vraie question s’impose : ce temps qui passe et dans lequel nous passons, qu’en faisons-nous ?
Chaque minute, chaque heure qui nous est encore donnée nous voit-elle mûrir, grandir, évoluer, ou simplement vieillir ? Chaque minute, chaque heure qui m’est encore donnée et qui ne va pas de soi, me voit-elle mûrir, grandir, évoluer ou simplement me rapprocher du moment de ce qu’il est convenu d’appeler ma mort, à savoir l’instant où ce véhicule qu’il est convenu d’appeler mon corps, et avec lui mon psychisme, cesseront d’être à ma disposition et où l’avancée ne sera plus possible, du moins dans les modalités connues ?
Car ne nous leurrons pas, les amis, ne berçons pas notre lourd sommeil de plaisantes paroles soi-disant d’éveil : s’il n’y a rien à trouver qui ne soit déjà là, rien à devenir que nous ne soyons déjà, il y a loin, bien loin de la coupe aux lèvres. Par un paradoxe insondable, la distance qui me sépare de là où je suis est tout à la fois illusoire et considérable, non existante et jusqu’à nouvel ordre toute puissante.
Ce que nous autres appelons « le chemin » est en vérité une remise en question continue, une constante reconfiguration du programme interne, les jeux sont faits, rien ne va plus, une inlassable mise en cause.
Il n’y a pas d’ « équilibre » – cette illusion contemporaine érigée en suprême valeur d’une culture à bout de souffle – sinon celui du funambule.
Il n’y a pas de « bonheur »- cette faribole ressassée par une mentalité courte – sinon la joie de l’instant goûté.
Il n’y a pas de tranquillité – cette obsession d’un peuple de retraités de l’âme – hormis celle qui passe l’entendement et n’est pas de ce monde.
Il n’est pas de planque et surtout pas cette planque ultime fantasmée comme « l’éveil » par une cohorte d’endormis apeurés. Personne n’est pénard et nul ne le sera jamais, demain ne sera pas mieux ou d’ailleurs moins bien, demain sera demain voilà tout c’est-à-dire aujourd’hui maintenant tout de suite immédiatement.
Il n’y a pas de repos hormis les légitimes moments de débrayage et de récréation, lesquels s’inscrivent dans le flux permanent de l’impermanence.
Quand renoncerons-nous à poursuivre une fixité, un ordre immuable, un équilibre atteint, un bonheur enfin trouvé, une joie attrapée et prétendument possédée ?
Quand nous verrons-nous dans le regard du réel, comme des sujets en perpétuel devenir, en constante tentative d’avènement, en continuelle transition ?
La transition est notre état, le seul état qui soit et qui n’en est d’ailleurs pas un.
Ce que nous appelons notre vie est une transition ininterrompue, ou une succession de transitions, depuis celle, inaugurale et traumatique, de la « naissance », jusqu’à celle, également inaugurale et traumatique, à l’autre extrémité du spectre, de la « mort ». Et entre ces deux extrémités qui elles-mêmes s’inscrivent dans une continuité – comme si, avant la naissance, il pouvait n’y avoir «rien», comme si, après la mort, il pouvait n’y avoir «rien» !- combien de transitions, de passages, de mutations…
Chacun, tous, nous voulons, demandons la vie, aspirons à vivre, vivre.
Et chacun, tous, nous résistons à la nature même de cette vie qui est perpétuel mouvement, changement, évolution, passage, transition, mutation. Vouloir avancer et freiner des quatre fers, aspirer à aller de l’avant tout en refusant de bouger, prétendre se déployer tout en demeurant recroquevillé, tel est la friction en laquelle nous nous débattons.
Jusqu’à ce que nous consentions entièrement, pleinement, à la simple évidence du mouvement. Non non non et non, jamais je n’ «aurai» la paix, jamais je ne serai tranquille, jamais je n’atteindrai quoi que ce soit et surtout pas l’équilibre – même s’il est par ailleurs et simultanément légitime de viser à une existence aussi cohérente et en ordre que possible.
En vérité, je ne cesserai d’avancer et d’avancer encore, de mon plein gré ou contre mon gré, avec ou sans mon propre assentiment, en accompagnant le mouvement ou en lui résistant vainement. Le seul repos auquel j’ai droit est tel celui de la nuit : je ne vis pas pour dormir, mais m’accorde de dormir afin de rester réveillé.
De transition en transition, de passage en passage, de situation assumée en situation assumée – ou bien non assumée mais en ce cas subie – jusqu’à cette situation ultime – du moins à la minuscule échelle de cette existence – qui consistera à assumer l’adieu à ce corps, à ce psychisme, à cette forme, à toutes les formes. Alors il s’agira de tout lâcher, de tout laisser, ce sera bientôt, demain, c’est en vérité maintenant même que cela déjà se produit, se trame, couve et se prépare, même si dans la mesure du temps cela ne devait advenir que dans quelques décennies, lesquelles, de toute manière, fileront comme l’éclair.
Quand tu aimes il faut partir, dit le poète (Cendrars en l’occurrence), partir c’est mourir un peu dit le proverbe.
Alors partons, partons, partons sans cesse, mourrons, mourrons, mourrons, sans cesse et les yeux grands ouverts. N’usons plus notre précieuse énergie à traquer le repos, la planque, la tranquillité, le bonheur, l’équilibre. Lâchons cette naïve prétention à avoir la paix, abandonnons nous au tourbillon, au devenir, au passage qui sont notre condition. Soyons passants, joyeusement, lucidement passants, passants pleinement, passants consentants. Envisageons toute notre existence en tant que ce passage même ; non plus comme la poursuite d’un illusoire point fixe mais l’adhésion même au festival de la nouveauté jusqu’à jusqu’à jusqu’à…
Jusqu’à la fin des jusqu’à, des depuis, des quand, jusqu’à la fin des temps, du temps, jusqu’à l’avènement du non événement qui n’abolit rien mais accomplit et résorbe tout.
Voilà mes vœux, chers amis, voilà tout ce que je peux me nous vous souhaiter qui ne soit pas vain et convenu, même si bien entendu je souhaite à chacun les contentements les plus simples.