Gilles Farcet a publié ce texte sur sa page communauté facebook publique dans le contexte de la sortie de son nouveau livre : » L’Omission » (éditions le Clos Jouve). Il s’agit d’un roman, centré sur la découverte tardive de l’existence d’un demi-frère.
A cette occasion, Gilles a souhaité s’exprimer au sujet du thème de la « neutralité », cher à l’enseignement de Swami Prajnanpad.
Nous avons pensé que ce texte pouvait autant servir à notre réflexion spirituelle que donner l’envie de lire le roman de Gilles.
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« NEUTRE, VOUS AVEZ DIT « NEUTRE » ?
Mon dernier livre en date, l’Omission a pour sujet la découverte tardive d’un secret de famille. C’est un récit d’où toute référence explicitement spirituelle est délibérément absente.
Et pourtant, je le vois comme un ouvrage de « transmission » dans la mesure où il a été écrit (et du coup, je l’espère, véhicule) une perspective « neutre » au sens très précis et difficile à appréhender que donne à ce terme Swâmi Prajnanpad.
Entrer en relation avec quoi et qui que ce soit (nous-mêmes en tant que personne, notre histoire, l’autre, tous les autres, un évènement, ce qu’on appelle communément « l’actualité », le temps qu’il fait, les perceptions, sensations, pensées , etc etc) de manière « neutre » ne signifie aucunement de manière indifférente, tel un robot …
Le même Swâmi Prajnanpad qui affirme « tout est neutre » dit aussi à propos d’une circonstance : « it is happy no doubt », « c’est incontestablement heureux » … Ce qui implique qu’il puisse dire d’une autre circonstance : « c’est incontestablement malheureux ».
Alors oui, ce qui est est, point. Pas « ce qui devrait être, aurait dû être, aurait pu être », etc. etc.
Et, pour prendre des exemples forts et vécus, se tenir autour d’un berceau pour entourer de jeunes parents ravis de contempler leur enfant désiré et en bonne santé n’a pas du tout la même saveur humaine que se tenir devant un caveau où des parents mettent en terre leur enfant – même si l’un comme l’autre évènement participent de notre condition sur cette terre.
La joie comme le chagrin sont, fort heureusement (oui , même dans le cas du chagrin) ressentis, non seulement ressentis mais, s’il n’y a pas blindage vis à vis des affects, pleinement éprouvés dans toutes leur facettes et leur puissance.
Voir dans le fait que le chagrin soit éprouvé une conséquence d’un « refus » participe encore d’un total contresens et d’une confusion (hélas souvent remarquée chez nombre de personnes intéressés par l’ « enseignement » dans cette lignée. Bien davantage serait à expliciter sur ce point précis mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui.
Donc, « neutre » n’est pas synonyme d’ « indifférent », insipide. Aller vers une relation « neutre » à ce qui est ne participe pas d’un degré zéro de la perception opérant un « nivellement par le neutre », nous faisant vivre dans un monde dépourvu de goût , de textures, de contrastes. Une relation « neutre » signifie en vérité une relation qui n’émane pas de ce que Swâmi Prajnanpad (et dans sa suite Arnaud Desjardins ) désignent dans leur terminologie par « ego » et « mental » (voir les nombreux ouvrages où ces termes sont précisément explicités).
Autrement dit, il s’agit d’une appréhension de moins en moins subjective de ce qui est, donc de plus en plus objective (« le monde » plutôt que « mon » monde , avec ce paradoxe apparent que l’objectivité en question ne prétend pas gommer la dimension individuelle du sujet qui perçoit ; laquelle perception sera nécessairement teintée par sa culture dans tous les sens du terme (âge, nationalité, milieu social, éducation) .
On pourrait donc dire si on souhaite ne pas se contenter d’approximations et aller dans les nuances que la perception neutre ne sera jamais tout à fait neutre puisqu’elle prend place en et à partir d’une forme (en l’occurrence un être humain) et qu’aucune forme ne saurait être exempte du moindre conditionnement, puisqu’elle se manifeste au sein du relatif – un ensemble dont tous les éléments sont en constante relation- interaction.
Aucun être humain ne peut être sans le moindre conditionnement, c’est par nature impossible. Par contre, un être humain peut être de moins en moins prisonnier de, identifié à, et donc déterminé par, dans sa relation à ce qui est, aux conditionnements divers.
Une « vision neutre » est un pléonasme. Tant que ce sont l’ego et le mental , avec leur armada de refus, préjugés, interprétations, émotions, réactions etc qui prétendent « voir », il ne saurait y avoir « vision ».
Voir, c’est appréhender ce qui est tel que c’est, ou au plus près de « tel que c’est », l’appréhender avec toutes les dimensions de la personne que je suis (sentiments, perceptions, sensations, capacité d’analyse et de conceptualisation) sans qu’interfèrent émotions (là aussi au sens précis dans lequel Swâmi Pranjnanpad utilise ce terme), pensées (idem), refus, interprétations réactives nées des refus, des pensées et des émotions.
Voir est neutre ; et voir n’est pas un processus froid. Voir c’est ressentir de tout son être , de toute son humanité, éprouver tout ce qui peut en l’occurrence être éprouvé. Sans refus, sans appropriation, donc sans réaction, revendication, sans créer un personnage de victime, un ou des personnages de bourreaux, sans partir de la pseudo conviction que ce qui est, a été, devrait ne pas être, aurait pu ne pas être…
Ce qui n’exclut en rien le positionnement dans l’action en relation aux situations. Bien au contraire, cela seul permet un positionnement, une action digne de ce nom. En l’absence de réelle vision, il n’y a que réaction. L’être humain qui n’a pas « travaillé » ne fait rien, affirme Monsieur Gurdjieff. Tout en lui arrive, mécaniquement, même si, dans son illusion, il se revendique « libre ».
Qu’il existe aussi et sous jacent à tout cela encore un autre niveau, une présence impersonnelle, tout inclusive, au sein de laquelle il n’y a « personne » selon l’expression bien galvaudée, oui.
La relation neutre avec ce qui est émane (comme tout ce qui est, d’ailleurs ) de cette présence, elle absolument neutre, mais elle prend place en un sujet, donc une forme qui en constitue une manifestation unique. Bref … L’important étant de ne pas trop rapidement et très approximativement confondre les niveaux, tout niveler par simplisme et peur de la complexité en une manière de rouleau compresseur se voulant « non duel » comme c’est de nos jours très « tendance ».
La vision « neutre » est intrinsèquement et naturellement compatissante, en empathie, puisqu’elle n’émane pas de la prétention que ce qui est aurait du, aurait pu être autrement, que l’autre aurait du, aurait pu, etc etc. La vision neutre est en communion, ce qui ne lui enlève en rien une capacité ensuite d’évaluation et d’appréciation.
« Etre libre, c’est être libre de papa et maman » affirme audacieusement Swâmi Prajnanpad. Audacieusement car on pourrait interpréter cette parole comme une manière de ramener la quête de liberté spirituelle à une démarche thérapeutique.
En fait, être libre de papa et maman, c’est voir ses parents non plus à partir de la perception forcément émotionnelle de l’enfant mais en tant qu’êtres humains, ces personnes qui se trouvent être ceux à travers lesquels nous sommes venus à ce monde et qui ont fait ce qu’ils ont pu, n’ont pas fait ce qu’ils ne pouvaient pas… Les voir, de manière neutre. Donc avec compassion, compassion n’équivalant pas à disparition de tout discernement. La neutralité est lucide, juste, elle remet chaque élément à sa place dans l’ensemble jamais occulté.
Ce que je viens d’écrire est une modeste tentative « d’explication», de « pédagogie ». Un petit livre comme l’Omission n’est pas une explication mais une manière d’incarnation. Le témoignage, dans mon esprit, d’une perspective en mouvement :
Une histoire, ô combien personnelle, un secret de famille et ses conséquences, avec toutes les personnes impliquées, une histoire donc est racontée, évoquée. Et elle l’est dans une intention et de fait dans une perspective « neutre ». A la fois quantité de sentiments, la situation du « secret » évoquée dans toute sa violence …
Et ni victimes ni bourreaux, en tout cas pas de personnages de victimes, pas de personnages de bourreaux, même si il y a bien des personnes dont les actes participent à la souffrance, à la maladie, des personnes affectées par ces actes …
Pas de revendications, pas de « révolte ». Des positionnements pour œuvrer autant que possible dans le sens de la guérison.
Bref, pour moi , aujourd’hui et là où j’en suis, le texte « littéraire » – poème, récit- est une manière d’incarner plutôt que d’expliquer, de montrer plutôt que de dire.