» Une telle prépondérance du savoir sur l’être peut être constatée dans la culture actuelle. L’idée de la valeur et de l’importance du niveau de l’être a été complètement oublié. On ne sait plus que le niveau du savoir est déterminé par le niveau de l’être. En fait, à chaque niveau d’être correspondent certaines possibilités bien définies. Dans les limites d’un « être » donné, la qualité du savoir ne peut pas être changée, et l’accumulation des informations d’une seule et même nature, à l’intérieur de ces limites, demeure la seule possibilité. Un changement dans la nature du savoir est impossible sans un changement dans la nature de l’être.
Pris en soi, l’être d’un homme présente de multiples aspects. Celui de l’homme moderne se caractérise surtout par l’absence d’unité en lui-même et de la moindre de ces propriétés qu’il lui plaît spécialement de s’attribuer : la « conscience lucide » , la « libre volonté », un « Ego permanent » ou « Moi », et la « capacité de faire ». Oui, si étonnant que cela puisse vous paraître, je vous dirai que le trait principal de l’être d’un homme moderne, celui qui explique tout ce qui lui manque, c’est le sommeil.
- » L’homme moderne vit dans le sommeil. Né dans le sommeil, il meurt dans le sommeil. Du sommeil, de sa signification et de son rôle dans la vie, nous parlerons plus tard. A présent, réfléchissez seulement à ceci : que peut savoir un homme qui dort? Si vous y pensez, en vous rappelant en même temps que le sommeil est le trait principal de notre être, aussitôt il deviendra évident pour vous qu’un homme, s’il veut réellement savoir, doit réfléchir avant tout aux façons de s’éveiller, c’est-à-dire de changer son être.
- » L’être extérieur de l’homme a beaucoup de côtés différents : activité ou passivité ; véracité ou mauvaise foi ; sincérité ou fausseté ; lâcheté, contrôle de soi, dévergondage ; irritabilité, égoïsme, disposition au sacrifice, orgueil, vanité, suffisance, assiduité, paresse, sens moral, dépravation ; tous ces traits et beaucoup d’autres, composent l’être d’un homme.
- Mais tout cela chez l’homme est entièrement mécanique. S’il ment, cela signifie qu’il ne peut pas s’empêcher de mentir. S’il dit la vérité, cela signifie qu’il ne peut pas s’empêcher de dire la vérité- et il en est ainsi de tout.
- Il y a cependant des limites. En règle générale, l’être d’un homme moderne est d’une qualité très inferieure. D’une qualité si inferieure parfois qu’il n’y a pas de changement possible pour lui. Il faut ne jamais l’oublier. Ceux dont l’être peut encore changer peuvent s’estimer heureux. Il y en a tant qui sont définitivement des malades, des machines cassées dont il n’y a plus rien à faire. C’est l’énorme majorité. Rares sont les hommes qui peuvent recevoir le vrai savoir ; si vous y réfléchissez, vous comprendrez pourquoi les autres ne le peuvent pas : leur être s’y oppose.
- En général, l’équilibre de l’être et du savoir est même plus important qu’un développement séparé de l’un ou de l’autre. Car un développement séparé de l’être ou du savoir n’est désirable en aucune façon. Bien que ce soit précisément ce développement unilatéral qui semble attirer plus spécialement les gens.
Roger LIPSEY : « GURDJIEFF », Pages 96-97
Pour relire le premier article de cette série, cliquez ICI … Et pour le second, c’est ICI