L’expérience du cœur qui se brise amène à un choix. Nous pouvons nous fermer, de douleur et de ressentiment de ne pas avoir ce que nous voulons. Ou, si nous prêtons attention à ce que désire réellement notre cœur, nous découvrons qu’il veut s’ouvrir tout grand, en dépit de la douleur que nous ressentons. Lorsque nous laissons notre cœur s’ouvrir tout grand, une douceur commence à émaner de nous comme un nectar. Comme le formule le maître soufi Hazrat Inayat Khan : « La chaleur de l’atmosphère de celui qui aime, l’effet incisif de sa voix, le charme de ses paroles, tout cela vient de la douleur de son cœur. » C’est l’un des plus grands secrets de l’amour. Au lieu d’essayer d’éviter cette douleur, ce qui est de toute manière inutile, celui qui aime peut utiliser pour se transformer lui même ; pour développer une tendresse et une compassion invincibles et, comme l’ont découvert les troubadours, pour devenir un guerrier héroïque au service de l’amour.
Cette qualité de cœur brisé de la dévotion pure est particulièrement poignante, comme la tristesse souvent présente dans les poèmes et les chansons d’amour les plus émouvants. C’est ce que Chogyam Trungpa appelait « le cœur de tristesse authentique ». C’est une plénitude de sentiment qui s’élève en réponse au fait d’aimer quelqu’un que nous ne pouvons en définitive jamais posséder. Celui ou celle que nous aimons va mourir ; nous mêmes- allons aussi mourir ; tout est voué à disparaître. Même si nous nous marions, le mariage va se transformer et, pour finir, disparaître aussi. Il n’y a rien à quoi s’accrocher. Rien ne peut nous sauver de notre solitude. Plus nous aimons notre vie, notre bien –aimé(e), notre maître spirituel, plus nous nous sentirons le cœur brisé , tôt ou tard.
La qualité douce de cette tristesse est intéressante. En anglais, le mot sad(triste) étant relié à satisfied(satisfait) ou à sated(comblé, rassasié), il révèle que la tristesse authentique est une plénitude, une plénitude du cœur qui veut déborder. Comme l’a formulé Trungpa : « Cette sorte de tristesse est inconditionnée. Elle survient parce que votre cœur est totalement exposé. Vous souhaiteriez répandre le sang de votre cœur, donner votre cœur aux autres. » De là s’élève un désir de dissoudre toutes les barrières entre soi et les autres, entre la vie, à l’intérieur, et la vie là, à l’extérieur.
Toutes nos idées à propos de l’amour romantique sont nées de la découverte de la passion dévotionnelle des amours courtois de Provence. Malheureusement, notre culture ne comprend plus désormais la dimension dévotionnelle de la passion ;au lieu de cela, nous considérons la passion comme un moyen de « faire nôtre ». Nous avons perdu le sens sacré originel de l’amour passionné.
Nous avons aussi perdu le sens sacré originel du chemin spirituel, qui implique de s’abandonner à un principe transcendant qui est plus grand que nous –mêmes et guide nos vies. Quand vous rencontrez un maître qui réellement vous va droit au cœur, quand vous tombez amoureux d’un maître et d’un enseignement, cela vous sort de vous même, cela vous arrache à votre petit monde confortable de schémas habituels. Bien que vous puissiez être attiré par ce maître et cet enseignement, vous ne pouvez les posséder de quelque manière conventionnelle que ce soit. La rencontre d’un maître authentique suscite donc à la fois toute vote saisie conditionnelle et votre passion inconditionnelle. Cela vous permet de travailler sur la passion qui fait partie intégrante de votre chemin.
Comme vous apprenez à distinguer entre saisie et dévotion, vous commencez à comprendre la nature plus profonde de la passion- en tant que porte vers l’expérience d’abandon. Le chemin spirituel est une histoire d’amour qui brise le cœur, parce que l’enseignement ultime, qui n’est rien d’autre que la vie elle même, traite de l’abandon et non de l’acquisition. Dans le chemin spirituel, il est question de « perdre ça ». Du point de vue de l’ego, cela semble choquant ou menaçant. Cependant pour notre être, qui se sent encombré de nos compulsions égocentriques, c’est un soulagement. C’est ce qui rend la passion tellement intrigante : perdre ça – nous défaire de schémas de personnalité anciens qui nous enferment- est à la fois totalement effrayant et excitant.
Tout comme la flamme de la passion non consommée de l’amour courtois purifiait le cœur, notre amour non récompensé pour un maître spirituel peut intensifier notre désir de faire un avec la vie plus grande que ce maître représente. Nous ne pouvons faire cela qu’en rejoignant le maître dans l’état éveillé dans lequel il demeure. Et la seule façon de le faire est de nous dévouer à la vie plus vaste et d’enlever nos barrières intérieures qui entravent une ouverture, une conscience et une authenticité plus vastes. Une fois que nous cessons de nous donner tant de mal pour obtenir des biens spirituels, la chaleur de la passion inconditionnelle peut commencer à illuminer chaque aspect de nos vies.
JOHN WELWOOD – « Pour une psychologie de l’éveil » – Editions de la Table ronde
Chapitre 19 : « la passion en tant que chemin ». pages 344-346.